En France, l’anorexie, dite mentale, touche entre 0.5 et 1% des adolescents. Si cette maladie, caractérisée par le refus de s’alimenter et la perte excessive de poids, n’est pas nouvelle, les clowns du Rire Médecin y sont de plus en plus souvent confrontés.
Face à une pathologie si complexe, qui bouleverse tant la vie des familles, ils sont formés pour aider les adolescents à porter un autre regard sur eux-mêmes.
« Charlotte, anorexique de 14 ans, est hospitalisée à Créteil. Un jour, mon clown Dédé et son acolyte Daisy entrent dans la salle à manger où elle se trouve avec d’autres. C’est l’heure du repas, moment particulièrement angoissant pour les anorexiques, qui vivent cela comme une contrainte, voire une agression. Dédé, toujours avide de méthodes de séduction, leur demande quelques conseils. Daisy lui suggère d’écrire des poèmes d’amour. En bon menteur invétéré, il saisit le menu du jour et affirme que c’est lui qui a écrit ce « poème ». Il se lance alors dans la lecture du menu façon sérénade « Oh mon beau brocoli, retrouve moi à l’escalope, et nous ferons du yaourt… ». C’est suffisamment ridicule pour faire rire les ados, en particulier Charlotte. Cela donne une autre saveur au repas ! »
Dans la privation et le jeûne, les anorexiques retrouvent les repères qui leur font défaut quand la puberté a été inattendue.
Avec cette improvisation autour de l’alimentation, qui cristallise la détresse des anorexiques, Bernard, comédien caché derrière Dédé, est parvenu à réintroduire la notion de plaisir, d’ordinaire si rejeté par ces jeunes. C’est une victoire ! De tels moments sont très importants, car les anorexiques qu’ils rencontrent sont souvent pris au piège de leur volonté de contrôle émotionnel, et ont du mal à concéder un sourire ou de l’attention.
On ne connaît pas avec certitude l’origine de l’anorexie, car elle est souvent liée à de multiples facteurs, tant socio-culturels que psychologiques et familiaux, mais on retrouve chez ces jeunes un profond défaut de confiance en eux. L’adolescence, ce chaos physiologique et psychologique, peut être vécue difficilement. Notamment quand cette transition est brusque, et que l’on cherche à se conformer à la norme de ses pairs, pour plaire et être accepté. Devant des phénomènes incontrôlables de changement du corps, la maîtrise du poids et de l’appétit devient un moyen de développer un sentiment de contrôle, d’estime et de confiance en soi. Dans la privation et le jeûne, les anorexiques retrouvent les repères qui leur font défaut quand la puberté a été inattendue. Cette privation se traduit aussi par un contrôle affectif face à l’entourage, très mis à l’épreuve, parfois inconsciemment. En devenant une source d’inquiétude pour ses proches, l’adolescent peut se sentir valorisé, sujet d’attention et d’amour.
C’est sur le manque de confiance que nos clowns cherchent à agir. Mission délicate, car ce public constitué en général de jeunes filles (97%) intelligentes et très persévérantes dans le contrôle, verrouillent tout pour ne pas se laisser-aller au plaisir ou se dévoiler. Souvent, lors du premier contact avec les clowns, elles affichent une impassibilité déroutante. Comme l’a très bien résumé Marie-José, comédienne au Rire Médecin : « Les anorexiques s’affirment en disant « non », en ne répondant pas aux désirs des adultes. » En s’affranchissant de l’obligation de se nourrir pour vivre, ils ressentent un sentiment de puissance, de pouvoir sur leur corps, qui procure une sorte d’ivresse.
Son clown Taratata a pourtant su faire surgir de manière détournée les émotions de Louise, anorexique de 12 ans, hospitalisée à Boulogne : « Elle et moi avons construit un conte fantastique : Taratata se retrouvait « maudite » par une sorcière et condamnée à être crapaud jusqu’à ce qu’un Prince lui crache dessus… En attendant, elle devait sans fin monter et descendre une montagne avec un poids de 150 kg, traverser une forêt maléfique et résister à l’arbre de la tentation où poussent des fruits magnifiques et toxiques. » Loin d’être anodine, cette fable allégorique, dont Louise a donné la trame, représente le parcours qu’elle mène avec sa maladie. Elle aussi croit devoir résister à la faim pour être aimée. Sous couvert d’un conte, Louise a pu exprimer ce qu’elle traverse. Un moment d’une rare intensité qui démontre combien l’imaginaire peut aider à ouvrir le cadenas derrière lequel les anorexiques « bouclent » leurs sentiments.
C’est un combat difficile car ces jeunes, en s’affranchissant de l’obligation de se nourrir pour vivre, ressentent un sentiment de puissance, de pouvoir sur leur corps, qui procure une sorte d’ivresse. Arielle Cid, psychologue à l’hôpital d’Orléans, évoque une quasi « dépendance » à la privation et au contrôle. Par ailleurs, à ses yeux, il y autant de types d’anorexie que d’adolescents touchés, c’est pour cela que la guérison est un long parcours. C’est aussi pour cela que les clowns ne disposent pas de « recette miracle» pour provoquer la rencontre avec ces jeunes.
Dans l’improvisation se joue parfois un déclic. C’est ce qu’ont vécu à Orléans Nolwenn et Philippe, alias Socquette et Osvaldo. Ce jour-là, une parodie de la scène du balcon de Roméo et Juliette se joue dans la chambre de Sarah, 16 ans, anorexique depuis un an. Socquette joue le metteur en scène et Osvaldo, Roméo. La jeune Sarah incarne Juliette. Socquette demande à Sarah de pleurer de son balcon pour inonder Roméo. Sarah se prête au jeu. Soudain, alors qu’elle fait semblant de sangloter, de vraies larmes se mettent à rouler sur ses joues ! Et Philippe de conclure : « Quelque chose s’est joué ce jour-là, nous avons provoqué des émotions enfouies qui ont submergé Sarah… Mais sur ses lèvres mouillées, c’était bien un grand sourire qui l’illuminait à la fin de notre visite. »
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