Découvrez le magnifique récit de Marc, alias Mister Pink, qui nous raconte sa rencontre avec une petite fille : Anna*.
Elle s’appelle Anna*. Elle a une dizaine d’années à peine, est allemande. Depuis de longs mois, elle est en attente de plusieurs greffes d'organes qui ne fonctionnent plus. Est-ce cela qui donne à sa peau cette transparente blancheur ? Ou sa naissance, que nous voulons croire aristocratique ?
De l’aristocrate, elle a aussi le sérieux quand elle s’adresse à nous, les clowns : elle nous adore et même quand sa mère n’est pas vraiment d’accord pour que nous entrions jouer un moment avec elle — car elle aimerait la voir se reposer plus souvent —, Anna* parvient toujours à obtenir gain de cause après avoir parlementé en allemand avec sa maman, qui finit par céder. Anna* ne fait pas de caprice : elle semble bien plutôt une adulte qui ferait valoir ses arguments de façons très raisonnée (je ne sais pas exactement quel est le contenu de leur échange car je ne parle pas un mot de la langue de Goethe !).
De la part de la maman, j’imagine avec un pincement au cœur, la difficulté de refuser à sa fille quelques minutes de distraction pour privilégier un hypothétique repos à l’efficacité discutable : un vrai dilemme qu’elle porte certains jours sur son visage sévère, à moins que ce ne soit la fatigue de rester enfermée dans cette chambre aux stores baissés toute la journée depuis… depuis combien de jours, de semaines, de mois déjà ? Elle ne sait plus, on ne sait plus, qui le sait précisément ? Cela doit être consigné dans le dossier médical, bien sûr, enfoui sous des tonnes de comptes rendus d’interventions chirurgicales, d’analyses, de consultations. Mais personne ne le sait plus avec précision.
Finalement, ça n’est pas la seule question qu’on se pose sur Anna* : d’autres questions sur l’évolution de son état, ses chances réelles de s’en sortir, se posent aussi et interrogent avec bien plus d’inquiétude médecins, infirmières et Maman. Pour l’instant, le quotidien : Anna* reste là, comme des tas d’autres enfants du service, passant d’un jour à l’autre comme Tarzan passe, dans la forêt vierge, de liane en liane, avec le risque omniprésent et imprévisible de voler quelques secondes dans les airs avant de s’écraser au sol.
Maman reste auprès de Anna*, nous frappons à la porte toutes les semaines et quand Anna* nous aperçoit, elle a ce geste impérial qui nous convie à entrer dès que l’un d’entre nous montre le bout de son nez rouge. Alors, nous ne manquons jamais de passer la tête même quand les stores sont baissés, que la chambre semble sombre, qu’il vaudrait mieux peut-être ne pas… . Et nous entrons avec enthousiasme, dès que la petite main transparente et impériale s’est levée vers nous et nous permet de nous approcher. Nous savons que Anna* va rendre ce moment exceptionnel !
"Anna* m’apparaît comme la plus grande comédienne qu’il m’ait été donné de voir."
Le jeu qu’elle aime initier quand les clowns sont dans son palais, ne laisse pas de me remplir d’étonnement : les quelques fois où il m’a été donné de la voir, elle tient chaque fois à nous présenter son peuple de peluches et de doudous, certains visibles sur son lit, d’autres cachés dans le creux des draps, sous les oreillers.
Dans ces moments de jeu, elle passe sans transition d’une attitude qui pourrait la faire paraître plus âgée qu’elle ne l’est en réalité, à une autre, radicalement opposée, où elle semble redevenir toute petite fille : alors, les peluches semblent pour elle, acquérir le statut de personnes vivantes et elle met tellement de sérieux dans sa façon de les marionnettiser, de les faire parler, de leur faire éprouver des émotions, que son visage se métamorphose, qu’elle s’absorbe totalement dans le présent de ce qu’elle en train de vivre. Elle investit les doudous-marionnettes de toutes les émotions, tous les événements, toutes les histoires de la vie dans son essence, dont l’espace réduit où elle est confinée, la prive depuis si longtemps.
Je crois que je n’ai jamais vu une enfant jouer aussi sérieusement, comme si sa vie en dépendait et, quand j’y réfléchis, c’est bien le cas : il me semble qu’elle renoue, par la conviction et l’émotion qu’elle met dans ses jeux avec nous, avec des forces qui lui sont indispensables pour résister au quotidien et se battre pour devenir. Dans ces moments, Anna* m’apparaît comme la plus grande comédienne qu’il m’ait été donné de voir parce qu’elle est absolument sincère.
Anna*, quand je l’ai vue la fois dernière, a donné un cadeau à Pink : un joli bracelet qu’elle avait fabriqué elle-même, dans une matière plastique qui lui permet d’être nettoyé au gel hydro-alcoolique : l’impératrice Anna* pense à tout, est très à cheval sur les protocoles d’hygiène et je ne suis pas étonné qu’elle y ait pensé aussi dans les cadeaux qu’elle offre à ses sujets préférés ! Ce bracelet, je le porte, contrairement à mon habitude concernant les cadeaux que peuvent offrir les enfants à Pink.
Je le porte d’abord parce qu’il est joli, tressé de trois fils de caoutchouc, rose, blanc et orange ; je le porte ensuite et surtout parce qu’il me semble qu’une petite parcelle de la force de Anna*, de sa pugnacité dans le combat contre la maladie, de sa résilience, se diffusent en moi quand je le sens autour de mon poignet, que je le regarde, qu’on me dit : « Oh ! Qu’il est joli ton bracelet ! » . Les gens ne comprennent pas pourquoi je souris alors. Et je les laisse s’interroger : ils ne sauront rien du secret qui lie le clown Albert Pink à l’impératrice Anna*. Ils ne sauront pas comment l’espoir tressé en bracelet par la généreuse impératrice, se communique avec une telle force à l’un de ses dévoués sujets au nez rouge !
Marc/Pink, mars 2016
* Le prénom a été changé pour préserver la confidentialité
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